Entraide hivernale : l’histoire d’un zoziau affamé, et plus

Misère, que la vie est dure par les temps qui courent et par celui qu’il fait : caillante, neige, gel à pierre fendre et à cœur transir. Va te dépoiler pour aller froisser et chiffonner les draps avec ta belle quand il fait pas 15° dans le nid. Tu n’as qu’à monter le chauffage, vous entends-je soupirer. Ben voyons !
Petite promenade matinale pour sortir le chien, et tant qu’à faire le fusil entier. Un coup de main à donner à un pote qui a un compte à régler.
Dehors, un froid de canard, du moins 5 bon teint ou pas loin. Appuyer sur la détente avec des moufles, c’est possible, à condition que le diamètre du pontet –c’est le logement de la détente– dépasse les dix centimètres, ce que j’ai jamais point vu. Les enlever ? Pas question, je serais alors pas fichu de toucher la cible, le goulot d’une bouteille de jaja que mon pote Nénesse n’a pas réussi à détirbouchonner, c’t’insuffisant.
 Il a enterré la bouteille aux trois quarts, posé un sac de sable devant. De là où je vais tirer, seul le goulot apparaît, à huit mètres devant moi. Huit mètres, je devrais y arriver, si avec le froid mon engin n’a pas pris la grippe. On en est là des préparatifs –un jus bien serré avec juste une goutte de super, à cause que l’ordinaire ça fait des ratés ; une discussion météo avec les sempiternelles jérémiades ; la recherche de la meilleure position de tir– quand un piaf débarque dans le jardinet, largue un mou projectile en plein milieu de la bande de visée et se fait un atterrissage tip-top sur le goulot, un truc à mettre la honte aux pilotes de l’aéronavale. Un faisan, on aurait fait d’une pierre deux coups, mais un piaf, il est où l’intérêt ? Puis je peux le dire, on manque pas de cœur, avec Nénesse, que ça se voit ou pas. Le bestiau nous regarde, hoche la tête, pousse un premier cui, suivi d’un inévitable second, d’une justesse douteuse, un fléau pour les oreilles.
L’a pas l’air en forme, le zoziau, constate Nénesse qui s’en est approché. Avec la neige gelée, l’a pas dû croûter des masses. Comme les autres bestiaux, je rajoute. quant au clodo du marché, ça doit pas être Byzance.
 Et voilà que, pendant que le piaf s’essaie à faire des trilles, on s’embarque, avec Nénesse, dans des discutailles et autres considérations : Sur la vie qu’elle est pas facile, mon bon monsieur, qu’avec un hiver pareil c’est encore pire ; que les poireaux du jardin, va donc les arracher avec la terre qu’on dirait du béton ; que les petits rongeurs ils vont crever la dalle s’ils ont rien entreposé à la caisse d’épargne ; que les vers de terre va falloir qu’ils s’allient avec les taupes s’ils veulent mettre du beurre dans les épinards ; que les taupes elles-mêmes vont devoir s’acheter des aérosols anti-buée pour mettre sur leurs binocles ; que les araignées feraient bien de s’exiler dans les caves ; et que les cafards et cancrelats devraient rester bien au chaud dans les maisons pour échapper au blattocide qui les attend s’ils mettent les antennes dehors.
 Et que les oiseaux, c’est bien gentil, mais ils nous font chier, conclue Nénesse en recevant une fiente du piaf qui s’est mis à pirouetter au-dessus du lopin de tir devenu tarmac. Tir auquel il va bien falloir que nous sacrifions si nous ne voulons pas que glottes et luettes sèchent sur place.

J’arme, je tire. J’aurais visé que ça n’aurait pas été plus mal.Je re-arme, vise et vais pour tirer lorsque le piaf se repointe sur le goulot de la bouteille. Il criaille plus qu’il ne cui-cuite. La faim : celle qui lui tenaille les entrailles et qui le fait stationner dans le coin, devinant notre grand cœur. Si on continue comme ça, le blanc qui attend la délivrance –un Abymes des Marches, un patelin de Savoie qu’avait survécu à l’effondrement d’une montagne– va jouer les icebergs et se faire malplaisant. Il y a de l’urgence.
 Du saindoux, du brichton émietté, de la viande hachée, du maïs… le bestiau devrait y trouver son compte. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et le voilà qu’il se met à baffrer comme aucun ornithologue n’a jamais vu un oiseau s’empiffrer.

Je vais pour recaler la bouteille quand je vois quoi ? que le bouchon a commencé à se faire la malle, tel un ver de peau que d’habiles doigts extirpent de l’épidermique gangue qui l’enserre. Dans le goulot, l’Abymes est devenu cristal d’or. À l’instant ou j’extrais la bouteille de sa butte terreuse, seulement freiné par le préservatif d’étain, le goulot accouche du bouchon dans un bruit de pet mouillé.
 Délivrance. Ce que Nénesse et son tire-bouchon n’ont pu réussir –venir à bout de cette noble tâche qui consiste à ouvrir une bouteille de vin–, dame Nature l’a fait. Nous sommes sauvés.

Père ou mère, on en sait rien, mais parent, c’est sûr. Le piaf se sert, s’envole, revient, se re-sert, ainsi de suite, on dirait la rotation des zincs au temps du blocus de Berlin. Ses petits, son compagnon ou sa compagne peuvent être rassurés et faire bombance ; désormais le froid n’aura pas raison d’eux.
C’est ça, le devoir parental, philosophe Nénesse. L’entraide intergénérationnelle. S’aider les uns les autres.
Et le clodo ? je lui demande.

On a sorti le Jésus, la terrine maison, un clacos millésimé, puis dressé la table : trois assiettes, trois couteaux, trois solides verres. Nénesse a chargé le poële à fond la caisse, a tiré du cagibi où il les avait remisés une paire de bottes plus un bon vieux manteau. Alors on est parti direction le marché.

Publicité

A propos pierrevaissiere

On avait réussi à collecter une dizaine de mots qui parlent de l'olibrius qui écrit ces âneries, et voilà, ils se sont échappés. C'est pourtant pas faute de les avoir tenus en laisse.
Cet article, publié dans littérature, météo, nature, nouvelles, contes, petites gens, philosophie, réflexions, sentiments, états d'âme, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.